Et si Juliette était malade de la tête ?
La sursollicitation, le mal invisible de notre époque - #1.2 Philo Intuitive
Juliette, la pauvre… ne répond plus.
Et si elle répond, qu’elle en met du temps !
La vérité, c’est que Juliette a fait une sorte de burn-out social.
La cause ?
La sursollicitation de toutes parts.
Nous n’avons pas inventé le parapluie qui nous protège de l’averse numérique ; ce bien de notre siècle qui nous fait du mal.
Christian Bobin, poète et écrivain contemporain que j’aime beaucoup, disait que
“Le monde souffre d’une accélération générale. Tout va plus vite, sauf l’âme.”
Il est mort en novembre 2022, une semaine avant l’arrivée de la tempête ChatGPT.
Le burn-out social : un phénomène omniprésent
Comme une moule accrochée à son rocher, ce phénomène 3.0 vit avec nous, nuit et jour. Exception faite si vous avez 85 piges et que vous êtes placé en maison de retraite. Le plus souvent, personne ne se souvient de vous.
Mais que vous viviez dans un village du sud-ouest ou à Paris, l’histoire est presque la même : à la fin, on se surprend à dire “j’en peux plus, y’a trop d’trucs.”
Et le mois de juin avec son lot de kermesses, de mariages, de vacances à prévoir, porte le même pompon que décembre.
En soi, tout ça est joli, agréable même. Et c’est tout de même mieux d’être courtisé que de chercher le hashtag #NeedAFriend.
Le problème n’est pas d’être sollicité, mais d’être sursollicité : cette pression constante, ce brouhaha relationnel et ce flux continu imposé par une vague numérique : emails, WhatsApp, X, Doctolib.
Nous sommes noyés par les mille événements qui font une vie en 2025 et on tente avec le sourire, toujours, de s’accrocher non pas au rocher, mais à la bouée de sauvetage.
On parle de santé mentale. Sujet en vogue, mais bien ancré. De celle, également, des très jeunes qui décline à la vitesse d’une story en chassant une autre.
Normal qu’on débloque.
Le cerveau n’a pas le temps de glander.
Il est en surchauffe en permanence.
Il faut le faire fonctionner, rentabiliser chaque minute.
Sinon quoi, la journée serait perdue ?
L’homme, qui suit, ne nous rajeunit pas mais il écrivait déjà, vers 49-62 apr. J.-C. :
« Ce n’est pas que nous ayons peu de temps, mais que nous en perdons beaucoup. »
Cet homme, c’est Sénèque - citation tirée de son ouvrage, De la brièveté de la vie (De Brevitate Vitae). Dieu merci, il ne vit pas à notre époque.
Le déclic : Juliette, la banquière
Comment m’est venu ce sujet ? À part l’observer et parfois le ressentir, c’est un déclic provoqué la semaine dernière avec ma banquière :
Deux mails en huit jours. Pas de réponse. Pourtant c’est une urgence.
Mais mon urgence est aussi celle des autres.
Elle est devenue le fourre-tout d’une pression sociale et numérique.
Le contact est enfin établi. Juliette décroche :
_ “Pardon, je suis désolée d’insister mais je n’avais plus le choix.
_ Ce n’est pas de votre faute, c’est un problème technique avec ma boîte mail depuis une semaine.”
Je suis confuse pour elle, car je devine que :
Pas moins de 999 messages s’impatientent d’être lus par ma banquière.
En dehors du tableau des urgences au travail, Juliette doit :
Courir récupérer son fils à l’école. Le papa est en voyage d’affaires. Elle pense aux courses, devoirs, douche, repas, dodo, machine. Et puis, elle a l’EVJF de sa cousine à organiser. Sans oublier les impôts, les activités extrascolaires. L’alzheimer de sa mère. Faut gérer. Chaque jour, elle décroche un peu plus du monde. Fini, le temps où elle se souvenait que Juliette était sa fille. Et puis dans tout ça, elle a oublié le rdv véto. Elle se couche en laissant le portable dans le salon en mode avion. Sinon, elle va craquer. Elle a investi dans un bon vieux réveil qui fait le job. Les messages attendront.
Sollicitée en permanence.
Vie pro, vie perso = même combat.
Je ne sais pas si Juliette est malade de la tête. Peut-être que tout va bien.
On ne peut jamais savoir, mais on peut imaginer. Se mettre à la place de l’autre.
Surbookée, sous-vivant
Sollicitation ne veut pas nécessairement dire mauvaise nouvelle, contrainte, ennui, bien au contraire ! Mais la multiplication des canaux de communication, des événements, et la surexposition de nos vies ont un effet paradoxal ;
toutes nos joies, parfois, en deviennent un peu vidées de leur sens.
À force de trop, on en oublie son propre bien-être.
Car on ne peut pas être partout. Tout le temps.
On ne peut pas satisfaire tout le monde. Tout le temps.
Et quand on y est, vit-on vraiment le moment ?
S’intéressons-nous vraiment à l’autre ?
Sommes-nous encore empreints de subtilité ?
Pour ne pas se perdre, il faudrait donc se déculpabiliser. Mais se déculpabiliser, c’est un exercice difficile, mis à l’épreuve par la tentation de répondre dans l’immédiateté.
Le code secret du “vu” sans réponse
Parce que dans ce monde connecté, celui qui répond vite est le bon élève. Celui qui laisse traîner, c’est le mauvais numéro. Celui qui dit non, c’est l’asocial. Celui qui se met en mode avion devient suspect. Celui qui a Nokia 3210…
Et puis, il y a le fameux “lu” sans réponse, source d’une angoisse existentielle.
Pourquoi avoir inventé cette étiquette ? Sans doute pour nous rassurer. Ou pour nous rappeler à l’ordre. Ou plus cyniquement, pour ne jamais nous laisser en paix.
Quant à la “non lue”, elle crée cette tension douce dont l’effet pervers consiste à miner la santé de notre moral. La plupart du temps, il semble que nous n’en avons pas conscience. Mais eux, oui.
Je ne t’ai pas ghosté, j’ai juste respiré
J’ai des amis qui n’écoutent pas leurs vocaux, et ce n’est pas grave. C’est un choix qui leur appartient.
J’ai des clients qui inventent une histoire pour éviter la 3e visio du jour, et ce n’est pas grave. C’est un choix qui leur appartient.
J’ai quitté des groupes famille et amis (et oui, c’est possible), et ce n’est pas grave. C’est un choix qui m’appartient.
Je connais une jeune ado qui n’a pas de smartphone, et ce n’est pas grave. C’est un choix qui lui appartient. Et le monde continue de tourner avec elle.
“L’enfer c’est les autres” disait Sartre.
La to-do list de la nausée
Quand on ne gère pas tout, on nous propose de synchroniser nos agendas.
Quand on a des manquements, on nous propose de mieux nous organiser.
Quand on fait au mieux, on nous propose de faire mieux.
Qu’on ait 50, 30 ou 20 ans, la sentence est la même :
Pas de répit dans ce monde censé nous simplifier la vie.
Et ceux qui se plaignent avec ironie que leurs journées ne font que 24 heures sont - souvent - les premiers à se sursolliciter. Et à faire pareil avec les autres.
Le cerveau n’est pas une hotline 24/7
Alors on en vient à la vraie question :
Le cerveau humain a-t-il la capacité d’être autant sollicité ?
Triste nouvelle : non.
Contrairement à ChatGPT, le psy-conseiller-formateur toujours frais et dispo, nos cerveaux ne sont pas en mesure de gérer 99 sollicitations à la journée.
Le psy et neurologue Daniel Levitin a montré que chaque interruption (notification, mail, message) crée une :
« dette cognitive »
Il faut en moyenne 23 minutes pour retrouver un niveau d’attention profond.
Imaginez quand la sollicitation de trop annonce un reproche, un blâme, une urgence, une pression supplémentaire ?
🧠 = 💔
On ne se rend même plus compte de ce que vivent les autres, à cet instant précis de leur existence. On oublie, car la société nous presse et nous oblige à devenir esclave d’un système qui nous pousse à penser à la satisfaction de notre Moi, avant tout le reste.
Pour le meilleur. Et souvent pour le pire.
Les messages envoyés dans une sincère intention sont eux, noyés dans la masse.
Alors on fait quoi ?
Le bouton "pause" existe encore
On se dit que ce n’est pas grave. Que la terre continuera de tourner si on trouve les bons mots et les mauvaises habitudes à changer pour dire :
Mon temps m’appartient.
Je réponds aux vraies urgences et je reviens pour le reste. Promis, je reviendrai. À mon rythme. Et si je loupe, je continuerai de respirer.
Alors on peut se laisser guider vers la connaissance de l’autre, celui qui semble nous apporter quelque chose de sincère, sans intérêt pensé.
On écoute de la musique. On sort marcher pour voir du vert, des gens qui sourient, on court un peu plus loin. On joue avec ses enfants. On caresse le chat et le chien. On se couche plus tard parce qu’on passe un bon moment. On lit (papier, sinon ça ne sert à rien), on rit, on boit, on mange bien, si le porte-monnaie le permet.
On remplit son agenda, mais pas trop.
Horace a dit ‘carpe diem’.
Le monde oublie ces 2 mots qui paraissent un peu has been en 2025. Pourtant, ils ont été pensés par une lumière. C’est qu’il devait pas être si fou, le génie.


Et surtout, on s’oblige à refuser. Pour vivre des choses futiles, spontanées, légères. Celles qui ne rapportent rien, mais qui reconnectent à l’authenticité de la vie.
Je termine par les propos du cher Karl Lagerfeld :
« Le luxe, aujourd’hui, c’est le temps. ».
Et s’il y en avait bien un dans son entourage pour comprendre le sens de cette vision, c’est Poupette, son chat. Pour lui et ses semblables, le temps qui passe est une vertu qui se nomme “contemplation”.