“J’étais perché pour une école de commerce et la finance, mais je suis très peu perché pour un peintre.”
Il crée comme on respire. Comme on tente de comprendre le monde. Matthieu Delfini n’a pas appris à peindre, il s’y est jeté, après un accident, presque malgré lui. Un pinceau entre les doigts et l’instinct a parlé. Ses toiles capturent le mouvement, les émotions, les visages et les silences avec une liberté insolente. Ancien de la finance, il garde le goût du risque et la lucidité des chiffres, mais c’est à l’art qu’il confie son souffle. Peintre figuratif, il déteste les cases qu’on nous collent à la figure. De Molière à Stendhal, le Sudiste jongle avec les grands mots et s’amuse avec l’argot. Je note, qu’il adore dire “clairement”. À 32 ans, ce jeune virtuose, beau, drôle et singulier, expose pour la première fois à La Samaritaine. Selon moi, ce n’est clairement que le début d’une longue épopée artistique.
Je remercie Maxime Moreno, le photographe qui a immortalisé cette rencontre en images.
C’est parti.
1. Astrid El Chami : Tu vas exposer dans quelques jours dans l’un des plus beaux grands magasins parisiens, La Samaritaine. Il y a à peine six ans, tu es parti d’une feuille blanche avec des pinceaux et de la peinture qu’on t’a offerts : tu ne savais pas peindre. Et voilà, que tu découvres ton visage affiché sur écran dans ce magasin mythique pour la promotion de ton exposition. Ce qui t’arrive, c’est incroyable. Est-ce la magie qui a opéré ?
Matthieu Delfini : Je pense que je savais manier les pinceaux à la base. L’intuition était là. La réalité, c’est que je me suis pété le genou en 2019 lors d’un séminaire pour le travail. On m’avait offert ce matériel pour mon anniversaire deux semaines avant ce passage à l’hôpital, et c’est plutôt par hasard, car sur les dix dernières années, je n’ai montré aucune appétence particulière pour la peinture. C’était plutôt « qu’est-ce qu’on va lui offrir ? Tiens, amuse-toi avec des pinceaux ». Est-ce que je les aurais utilisés si je n’avais pas eu l’accident ? Je suis resté immobilisé chez mes parents ; huit ans que je n’avais pas habité avec eux. En plus, je suis un hyperactif. Je pouvais pas sortir et je sentais que j’allais péter un câble, alors, j’ai commencé à peindre sans aucune attente. Et là, même si j’ai compris qu’il fallait beaucoup de pratique et de technique, comme une évidence, j’ai su que je savais peindre.
2. AEC : Tu peignais enfant ?
MD : Je pense que j’ai dû dessiner quand j’étais très jeune, mais je ne m’en souviens pas. Quand j’ai commencé il y a six ans, je suis parti de la base : les mélanges de couleurs entre elles, le mélange sur le papier, les perspectives et les rapports de distance, de taille, pour ensuite reproduire en 3D, en 2D… même si je dois acquérir encore beaucoup de technique, c’est comme si tout avait été pré-intégré en moi. J’avais compris le concept.
AEC : Mais…
MD : Mais pratiquer reste l’essentiel. Il me faut cette pratique intense pour aiguiser le goût et je prends clairement du temps à trouver mon goût afin d’apprécier, aussi, ce chemin. Je découvre ce que j’aime faire, voir et peindre, c’est pour cela que je suis très vagabond. J’essaye plein de styles.
3. AEC : J’adore, parce qu’effectivement tu peins des portraits, des animaux, des paysages, des scènes de vie… tu mets sur toile ce qui t’anime avec intensité ?
MD : Absolument. Et j’ai commencé par les paysages, car j’ai grandi entre Nice et la Corse, la mer et la montagne. J’étais fasciné par les minéraux, les flots, les rochers, les végétaux et c’est sans doute ce qu’il y avait de plus facile pour moi avant de peindre des humains, par exemple. Et puis, à force de peindre ce que je voyais, les scènes de vie, j’ai aiguisé mon goût pour dessiner des corps et des visages, des expressions, des émotions. Les pays, les rencontres, les inconnus ou les proches, leurs histoires de vie me touchent sensiblement. Clairement, je peins la vie. J’ai envie de peindre le monde !
AEC : Y’a en effet beaucoup de vie dans ce que tu dis.
MD : Mon mantra : « la vie c’est le mouvement. » Je vise à peindre le mouvement de la vie et de sa multiplicité. Je la veux chaleureuse, c’est en tout cas le regard que je veux lui donner. Le drame sur toile a rendu célèbres des monuments de cet art – souvent, à titre posthume. J’espère que je n’aurai pas le même destin (rires)… mais c’est chouette aussi de peindre un peu de lumière et de joie, non ?
4. AEC : Tu prêches une convaincue. Sinon, tu étais quel genre d’enfant ? Des frères et sœurs ? Signe astrologique ? Du sport, des activités ? Des parents encourageants ?
MD : (silence) Ça fait un peu psychothérapie. L’enfance était un peu spéciale pour moi. J’ai été assez vite en antagonisme avec mes parents, j’ai eu une éducation assez rude. En même temps, je sais que mes parents m’ont tout donné, ils ont été éduqués à la dure, « à la Corse » et j’ai hérité d’une éducation à la spartiate… j’étais un gamin « plein gaz ». Comme aujourd’hui ! Académiquement, j’étais brillant, j’avais deux ans d’avance, j’ai eu presque 20 au Bac S. Mais j’étais plus jeune que les autres, avec en prime une tête de gosse, pour ça, je me suis fait pas mal « bouli » durant ma scolarité, surtout dans les petites classes. Du coup, que ce soit à la maison où ça gueulait beaucoup et à l’école où je me faisais emmerder, je n’avais vraiment pas d’endroit pour respirer… Entre mes six et quatorze ans, et même après, c’était pesant.
5. AEC : Imaginais-tu un univers dans lequel te réfugier ? Le dessin ?
MD : Je remercie ma mère qui m’a énormément fait lire. Entre mes dix et quatorze ans, j’ai beaucoup lu Zola, Stendhal, toute cette clique… en effet, ça m’a permis de m’évader. Je n’étais pas solitaire, mais je demandais juste à me faire des copains. Va savoir pourquoi, ça ne marchait pas. Alors que je suis resté toujours le même, je pense que les gens étaient trop bêtes pour m’avoir comme copain (rires). Je crois aussi que ça n’se dit pas dans un podcast ou dans une newsletter, mais je ne rentrais pas dans le moule et ça ne plaisait pas. Aujourd’hui, je ne rentre toujours pas dedans, sauf que : plus tu grandis, plus c’est acceptable. Quand t’es enfant, c’est la catastrophe. (silence) Et donc, je suis Balance ascendant Lion, né le 10 octobre 1993 et j’ai un frère.
6. AEC : C’est toujours intéressant l’astrologie. Si tu ne rentrais déjà pas dans le moule, tu ne rentrais pas non plus dans celui de la finance ? Tu as un parcours disruptif, tu as quitté ce monde parce qu’il ne t’allait plus, comment as-tu osé sauter le pas ?
MD : Je n’ai pas vraiment osé. Déjà, j’ai mis de l’argent de côté. Ensuite, même si mes parents ont payé mes études, on ne roulait pas sur l’or. J’ai donc vraiment la notion de la valeur de l’argent. Je ne me suis pas dit du jour au lendemain : « je quitte tout pour la peinture et tant pis si je crève la dalle dans le caniveau, au pire je reviendrais chez papa-maman. » J’ai travaillé dur, j’ai acheté un appart, j’ai fait des trucs que j’ai appris à l’école de commerce.
7. AEC : Grâce à la finance, tu as appris à mesurer les risques ?
MD : Clairement, oui ! Je fais les choses en conscience. J’étais perché pour une école de commerce et la finance, mais je suis très peu perché pour un peintre. Donc je n’ai pas osé, avec le temps, la peinture s’est imposée à moi. Je n’ai pas été courageux. Sans doute, je l’aurais été si j’étais resté salarié. Mais avec mes expériences en entreprise, je sentais que je devenais ce lion en cage et que je risquais d’abîmer mon moi intérieur. Quand ça arrive, je peux exploser à la gueule de tout le monde. Et personne n’a envie de voir un Matthieu Delfini comme ça, moi y compris ! (rires)



8. AEC : Et la peinture dans ta vie, elle t’abîme parfois ?
MD : Pas pour l’instant et je ne me pose pas la question de savoir si j’épouserai cette carrière jusqu’à la fin. Peut-être que non. Tant que les sacrifices ne me font pas trop de mal… bien sûr, j’en ai aujourd’hui, mais ils sont supportables. Tout ce que je veux dans la vie, ce qui m’importe, c’est juste d’être bien. Clairement, je ne finirai pas à la rue pour l’art.
9. AEC : Tu sembles bien parti pour ne pas y être…
MD : Oui, mais rien n’est acquis. Beaucoup de talents qui sortent des Beaux-Arts galèrent. Le monde de l’art est un monde compliqué. C’est à la convergence entre le freelancing et faire des dessins, donc « cimer ». J’ai bossé dans la finance donc je vois ce qui est volatile ou pas, et là on est quand même sur un paradigme de la volatilité extrême. Je suis sur mes gardes, je sais ce qu’il y a sur mes comptes, et tant que je le peux, je peins avec beaucoup d’amour et d’engagement.
10. AEC : Tu es un peintre, ce que j’appelle un artiste rationnel. Tu ne peux pas vivre d’amour et d’eau fraîche, c’est une phrase…
MD : … à la con ! On est tous d’accord sur ça ! En plus, on oublie, mais la peinture, c’est acheter tout le matériel qui va avec. Puis y’a pas que ça, pour peindre, j’ai aussi le reste de ma vie : si je peins que dans mon atelier dix heures par jour, oui j’économise. Mais moi, j’ai besoin de voyager, essentiellement entre Paris et Marseille, d’ailleurs j’ai une série de tableaux sur Marseille qui est en préparation. J’ai besoin de faire du chant, de l’escalade, du théâtre avec ma troupe. Si je ne suis pas hédoniste, je ne peins pas.
11. AEC : L’un des ADN de ma newsletter, c’est la curiosité. Que pourrais-tu dire à quelqu’un qui se fiche de l’art, de la peinture, du dessin, pour que sa curiosité soit titillée ?
MD : Les vibrations du quotidien ? C’est ce qui me vient. C’est d’ailleurs le titre de mon exposition à venir à la Samaritaine. Je n’ai pas vocation à dénoncer quoi que ce soit. Mes œuvres, c’est à la fois des photos et des peintures comme l’a justement dit Maxime, ton photographe. Mais c’est marrant de voir l’interprétation du monde de quelqu’un, non ? De voir les histoires que les autres vivent. Je lui dirais aussi que mes tableaux sont figuratifs, ils ne sont pas « à la mode », même si j’entends de plus en plus que le style figuratif revient sur le marché de l’art. Mes tableaux sont des mini-films. Je pense que je peux convaincre quiconque de poser dix secondes les yeux sur mes tableaux, et c’est ok.
12. AEC : Quand tu finis une toile, qu’est-ce que tu fais, tu la regardes un moment ?
MD : Déjà, je la vernis. Et après, je la mets de côté parce que je l’ai assez vue, mais je la range de façon visible, car même si en général je ne suis jamais satisfait à 100 %, au fond de moi je suis quand même content.
13. AEC : Tes parents ils en pensent quoi ?
MD : Je crois qu’ils sont admiratifs.
14. AEC : Tes œuvres habillent les murs de leur maison ?
MD : Oui quelques-unes, mais pas assez.
15. AEC : Pas assez à leur goût ou au tien ?
MD : Sûrement les deux, mais ils ne me le diront pas… Ça m’émeut beaucoup de parler de mes parents. (silence) Je suis bien entouré, ils sont hyper présents. J’ai de la chance. L’enfance n’a pas été facile, c’est sûr, mais oui, j’ai de la chance. J’me répète, là ? C’est marrant car personne dans ma famille était dans l’art ; ni mon père qui était prof de maths, ni ma mère ingénieure, ni même mes aïeuls… Mes parents me soutiennent, ils sont rassurés et en même temps, je leur montre que je bosse, que je me démène et ils sont contents pour moi.
16. AEC : Tu as été invité par l’association What Water dont l’enjeu est l’eau potable, à passer un séjour au Cameroun. Les deux autres marqueurs de ma newsletter, c’est beauté et nuance. Par rapport au monde actuel, à la fois de plus en plus clivant et anxiogène, où tu mets le curseur sur la nuance et la beauté par rapport à ton expérience vécue là-bas ? Tu as été bien accueilli ?
MD : De ouf. C’est un pays rude, et quand tu viens du monde occidental, cette différence est frappante. Et en même temps, les Camerounais sont très sympas, je me suis bien marré avec eux. Les artistes rencontrés dans la résidence sont devenus des amis. J’ai connu des moments de doutes durant lesquels j’ai pleuré – oui, j’ai la larme facile - et ils sont venus spontanément me rassurer, trouver les mots justes pour me réconforter. Ils m’ont donné beaucoup d’amour alors qu’on ne se connaissait pas. En fait, j’ai pas les mots tellement qu’ils sont fabuleux. Ils ont pris soin de moi jusqu’à ce que je mette le pied dans l’avion de retour. J’ai dansé avec eux, j’ai fait le marché avec des packs d’eau sur la tête… Ils me disaient : « Tu es occidental de peau, mais tu as le cœur africain ! ». C’était fou de dire ça, c’était beau.
17. AEC : J’ai moi-même grandi au Cameroun et au Gabon. Souvent, les gens qui ont connu l’Afrique, et l’Afrique noire, on dit qu’ils sont touchés à vie par quelque chose d’un peu inexplicable. Moi, j’y vois souvent le truc comme étant le berceau du monde, et une beauté qui épate l’âme. Y’a quelque chose qui reste en toi de semblable ?
MD : Je le crois aussi. Je n’avais pas d’attachement à l’Afrique, je connais un peu le reste du monde, j’avais déjà fait le Kenya, mais le Cameroun a en effet déclenché quelque chose de nouveau, comme une empreinte en moi. C’était pourtant la toute première fois de ma vie que je voyageais seul, sans connaître personne. Je n’étais pas tranquille avant de partir, et au final, je suis tellement content d’avoir dit oui. J’avais peur de me faire kidnapper par Boko Haram ! (rires) C’est dingue ces aprioris quand on ignore les choses ou les gens. En tout cas, c’était génial. Merci à What Water.
18. AEC : Tu as dit qu’être libre, c’était le plus important pour toi. C’est quoi être libre, quand on a trente ans passés et qu’on vit en France ?
MD : Chacun voit midi à sa porte. Je ne me vois pas répondre un peu péremptoirement à cette question. Pour moi, c’est déjà la liberté de fréquenter qui je veux, la liberté de mouvements, de penser. Et évidemment, la liberté pour moi, s’arrête là où commence celle des autres. Rester dans le respect des lois, c’est la base, mais avant même les lois, le respect des autres.
19. AEC : On te voit très jovial sur les réseaux sociaux, je le perçois aussi dans ton tempérament. Si tu as des coups de blues, c’est quoi ton astuce pour voir la lumière ?
MD : J’adore. Très bonne question. Bien sûr que j’en ai, je ne suis pas une intelligence artificielle ! Mes coups de blues sont liés aux doutes, au stress, aux peurs de l’avenir. Mais même parfois juste une dispute avec quelqu’un. Mon astuce très simple : je verbalise. J’ai besoin d’externaliser mes émotions. Quand ça ne va pas, je le dis à ma mère, à mon meilleur pote, à mon partenaire. Verbaliser ce n’est pas se plaindre. Aussi, je me fous deux claques, et j’écris. Écrire est un exutoire.
20. AEC : On finit sur un jeu que j’adore, le « Tu préfères » :
AEC : Monet ou Manet ?
MD : Monet.
AEC : Le Louvre ou le MoMa ?
MD : Le Louvre.
AEC : Hermès ou Versace ?
MD : Je ne sais pas.
AEC : Tu dois choisir.
MD : Hermès.
AEC : Rap ou électro ?
MD : Rap.
AEC : Kids ou NoKids ?
MD : Kids. Carrément. C’est un bonheur les enfants. Je le vois chez mes amis. C’est rude, mais c’est le bonheur. J’aimerais en avoir un jour, je l’espère.
AEC : Tu viens de réaliser une fresque pour le Baba Yoga Club à Paris. On te retrouve sur les réseaux sociaux. Si on veut une de tes toiles on te contacte sur Insta ou sur ton site. Et le prochain grand rendez-vous, c’est quand ?
MD : C’est dès le 2 juillet 2025 jusqu’au 31 août, j’expose pour la toute première fois ET au dernier étage de la Samaritaine ! J’avoue que le stress monte, mais j’ai tellement hâte ! J’invite d’ailleurs tous les curieux et les amateurs d’art à venir me découvrir et à apprécier ce lieu absolument historique qui reflète la splendeur de Paname !
AEC : Merci infiniment d’avoir joué le jeu. Bravo l’artiste. Tu es le premier invité à avoir accepté d’être reçu dans EyeStoryCandy. C’est très symbolique pour moi.
MD : Merci à toi, c’était vraiment un très bon moment et je suis très heureux d’être le premier… Longue vie à ton média !
🗓️ Exposition « Les vibrations du quotidien - Les impressions nomades »
🍬 J’espère que cette conversation t’a plu autant qu’à moi.
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